De l’autre côté de la Manche, par Sabine Mallet

Une jeune femme avec son fils, à un arrêt d’autobus. Un peu plus loin, une femme et un garçon, tous deux assis sur un carton déplié.

Kévin : Maman, maman, qu’est-ce qu’il a le garçon ?

La mère : Rien. Et éloigne-toi du bord. Le bus va arriver.

Kévin : Mais qu’est-ce qu’il a ? Pourquoi il a une jambe plus courte que l’autre, et toute maigre ?

La mère : Qu’est-ce que tu racontes encore ? Viens par là, je te dis.

Kévin : Si, regarde. Et il lui manque des orteils.

La mère : Tu vois bien qu’il est avec sa mère. Et on regarde pas les gens comme ça.

Kévin : C’est pas sa mère.

La mère : N’importe quoi…

Kévin : Elle l’aime pas. Ça se voit.

La mère : Tu m’énerves ! Ben c’est des gens… des gens qui… ils ont pas d’argent et ils font la manche.

Kévin : Ils font quoi ?

La mère : Ils demandent qu’on leur donne une pièce. Mais souvent, ils trichent. Ils ont une maison, de quoi manger, mais ils veulent juste plus.

Kévin : Plus que nous ?

La mère : On n’est pas riches tu sais. Ça serait pas difficile.

Kévin : La manche, ça veut dire pour traverser la mer ? Comme nous quand on a pris le bateau pour aller voir papy ?

La mère : Justement. On a fait beaucoup d’économies pour ça. Ton père a travaillé très dur. Moi aussi. Chacun doit se débrouiller, on peut pas aider tout le monde.

Kévin : Ça doit faire bizarre de marcher avec des doigts de pied en moins. Et si ça se trouve, ça lui fait mal. Tu crois qu’il a mal ? Peut-être que c’est sa faute à elle.

La mère : Elle qui ?

Kévin : La dame qu’est pas sa mère. Elle s’est pas occupé de lui et il est tombé malade ou alors il a traversé la rue quand le bonhomme était rouge ou alors il s’est fait attaqué par un chien, comme le chien loup du monsieur dans la cour derrière chez nous.

La mère : Monsieur Massuis ? Il est gentil Monsieur Massuis. Et son chien aussi. Il lui appris à garder sa maison, contre les voleurs, c’est tout.

Kévin : Y a des voleurs chez nous ? Papa, il dit qu’y a plus rien à voler, qu’on lui prend tout ce qu’il gagne.

La mère : C’est pas faux !

Kévin : Quand je me fais mal, toi tu m’embrasses et tu me donnes un bonbon. Je suis sûr qu’elle a pas de bonbons, qu’elle lui en donne jamais.

La mère : Tais-toi maintenant Kévin et mange ton pain au chocolat.

Kévin : J’en veux pas. Je vais aller le donner au garçon.

La mère : Kévin ! Le bus, attention ! Kévin !


Sabine Mallet, auteure (théâtre, nouvelles) et bibliographe (manuscrits et livres anciens). Boursière de la Fondation Beaumarchais et du Centre National du Livre.