Plus noir que moi, y a pas. Dans toute la création, y a pas. Je mets au défi toute espèce humaine, animale ou même végétale de produire un être plus noir que moi. Allez-y, cherchez, cherchez bien.
Oui, je sais : puma noir, ours noir, labrador noir, veuve noire, chat noir, cygne noir et même rat noir, tous ces animaux ont été peints, photographiés, dansés, contés, fables, poésies, tragédies… Mais nulle tragédie ne saurait se comparer à la mienne !
Tout ça, c’est la faute d’Igor, le grand Igor. On était plutôt copains, au début. Je venais chaque matin me percher sur le grand arbre, en face de sa fenêtre. Chaque fois qu’il ouvrait les rideaux, à l’aube, la première chose qu’il apercevait, c’était moi. Au début, il fut un peu méfiant, « Oiseau de malheur » semblaient me dire ses yeux. Puis peu à peu le reproche s’estompa dans son regard et il se mit à m’observer avec une attention grandissante. A la fin, il recherchait ma compagnie, j’en suis certain… Il lui arrivait même de rester immobile à sa fenêtre, pendant des heures. Comme je ne voulais pas créer des dissensions dans son couple, je coupais court à chaque fois et me décidais à m’envoler pour le libérer de mon emprise… Mais je savais, je connaissais son secret, je l’avais vu griffonner, raturer, faire courir des signes noirs sur des pages sans fin, je l’avais entendu plaquer des accords sur son grand piano noir. Il composait et je connaissais son obsession : c’était l’histoire d’un fabuleux oiseau. Je l’avais entendu en parler, il en rêvait, il en était possédé. L’histoire d’un fabuleux oiseau de légende…
Et moi, flatté, j’étais là tous les matins, au rendez-vous, pour l’accompagner dans cet accouchement. Et j’attendais le grand jour, la délivrance, la création de son oeuvre, de notre oeuvre.
Un jour, il y a eut un grand branle-bas de combat dans la ville : On annonçait un grand concert, la première mondiale d’un ballet composé par Igor Stravinski. J’étais… Je n’étais plus moi-même, je me rengorgeai comme un coq, je me pavanai comme un paon… Mon heure était arrivée. Je filai à tire-d’aile vers la salle de concert et là, je la vis… Une affiche gigantesque s’étalait sur la façade, et le titre trônait, indécent, injurieux, en lettres vives, sanglantes : « L’oiseau de feu » ! L’oiseau de feu ! L’OISEAU DE FEU ! … Feu l’oiseau, feu de moi, peu de moi. Moi, trahi, berné, plumé et déplumé !
Je m’envolai loin de là, complètement chocolat, me sentant comme une truffe, le bec à l’envers…
Igor, comment Igor avait-il pu me faire ça ?! Je l’ai su par la suite… Dans cette ville, dans cette ville un peu grise, il aurait voulu, semble-t-il, remettre de la couleur. Et des plumes noires, des plumes chocolat de la nuit, des plumes noir d’ébène, des plumes charbon des ténèbres, on n’en voulait plus dans la ville noire, on n’en voulait plus dans la ville de Négreville.
Nicole Desjardins
Paris, le 4 mars 2018