Tout a encore grandi, par Amélie Charcosset

(Lumière minuscule, début du jour. Une fille de douze ans en chemise de nuit blanche assise sur un lit aux draps défaits ; derrière elle, un chat devant la fenêtre. Miaulements.)

Stevenson, la fenêtre, c’est non. (Silence.) Enfin, la fenêtre, c’est oui mais pas maintenant. On peut s’asseoir tout au bord et avoir les pieds dans le dehors. On peut se mettre là, côté vide. Écrasée par le soleil, contre la vitre, jusqu’à se fondre en elle. Transparente comme le verre. On peut fumer une cigarette. Normalement, on ne fume pas quand on a douze ans, mais ici on peut. D’accord, Stevenson ?

(Elle se lève, s’approche d’une commode, prend une boîte dans le tiroir, l’ouvre, en sort une clé.)

Ce matin, Stevenson, on ne peut pas fumer. Ce matin on doit écrire pour Madame Brindille. Elle a dit, la rédaction « d’où je viens ? », c’est le sujet. J’ai pas écrit. Je viens d’une famille où on ne m’a jamais demandé si j’avais bien fait mes devoirs, le soir. Je viens d’un endroit un peu trop à l’envers.

(Elle regarde le chat, le chat la regarde.)

Pas la fenêtre, Stevenson. La fenêtre, ça suffit : ça ne suffit pas. Je veux le toit. La clé du grenier, voilà. On va y aller. Après la porte, il y a l’échelle, le velux avec le soleil de l’aube qui se catapulte dedans. C’est l’automne presque, est-ce qu’on se rappelle l’automne de ses douze ans ?

(Entre temps, elle a marché vers l’extérieur de la scène. Quand elle revient, elle est sur le toit. Elle marche comme une funambule. Le chat regarde.)

Stevenson, j’ai pas écrit. J’ai pas d’idée. D’où on vient, d’où je viens moi maintenant ? De la chambre et du lit défait. De mon oreiller en plumes dont j’ai rêvé cette nuit qu’elles écriraient à ma place mais non. On ne peut pas compter sur les plumes, elles sont trop légères pour peser.

La fenêtre, en tout cas, ça ne suffisait pas, c’était trop carré, pour avoir des réponses, pour une fois trop barré pour avoir des pensées. Du toit, il y a quelque chose qui se fait. Stevenson, qu’est-ce qu’il y a dans ta gueule que tu lâches à mes pieds ?

(Elle avance vers le chat, prend la feuille en boule par terre, la déplie, lit.)

« Tout a encore grandi depuis hier / L’eau le ciel la pureté de l’atmosphère* »

(Elle hausse les épaules.)

Tout a encore grandi et moi, aussi. Tout a encore grandi de savoir d’où il vient.

(Elle marche encore, sur la ligne du toit.)

Faîte du toit. Faite de toi et toi, faite de vous, maman, papa. À part ça, quoi ? Je viens des toits, des toi comme ça. Je vais encore danser dans le jour qui s’élance.

(Elle esquisse quelques pas de danse, semble perdre l’équilibre, se rattrape. Silence.)

(Les bras à l’horizontal.) D’où on vient, à quoi ça tient ?

*Blaise Cendrars


Depuis Bruxelles, Amélie Charcosset chérit et écrit le quotidien, travaille les mots, vadrouille le monde, enseigne sa langue autant qu’elle l’apprend. / www.ameliecharcosset.com