Trop petite, par Natalie Rafal

Personnages :

Palimpseste, 7 ans
Ilna, sa grande sœur
Son père
Sa mère
Son animal Totem

La chambre de Palimpseste.
Le réveil s’est arrêté sur 8 heures. Il n’avance plus. Le temps semble suspendu.

Palimpseste : Moi c’est Palimpseste, la petite sœur d’Ilna. En vrai je m’appelle autrement. Mais ma sœur m’appelle Petite peste. C’est devenu Palimpseste. Ça veut dire gratté de nouveau, en grec. J’aime bien le grec.

(Elle jette un coup d’œil à sa sœur endormie)

Ma sœur dort. Il est déjà 8 heures et elle dort.  C’est pas normal. Elle est toujours première. Première réveillée, première levée, première habillée, première sortie. Première première première. C’est épuisant. Alors là, qu’elle dorme toujours, c’est inquiétant.

(Elle secoue sa sœur)

Ilna ? Ilna ? Réveille-toi, j’ai faim !

C’est elle qui prépare à manger. Mes parents font la sieste, oublient, ou sont occupés. Moi, je suis trop petite. En fait, je suis à la limite. 7 ans, c’est la limite. Ensuite tu n’es jamais plus Trop Petite. Après 7 ans tu deviens Assez Grande.

Moi, être Assez Grande ça ne m’intéresse pas. Je préfère rester Trop Petite. Parce qu’après Assez Grande il y a quoi ?

La mère, de son lit, en se redressant subitement : Trop Vieille !

Palimpseste : Alors, non merci.

Elle secoue à nouveau  sa soeur

Ilna ! (Ilna ne réagit pas)
Là, ça devient flippant. En général elle ne supporte pas mes élucubrations métaphysiques. Ce n’est pas de mon âge. Mais je n’y peux rien, suis née comme ça, avec des questions plein les yeux.  En fait j’imagine, parce que j’ai été adoptée. Quand mes parents sont venus me chercher à l’orphelinat, je serrais un petit bout de papier griffonné dans mon poing. J’hurlais si on essayait de me l’enlever.

Ilna : C’est vrai, je me souviens.

Palimpseste : Tu es réveillée ?

Ilna : Quand Petite Peste m’a vue, elle m’a souri et m’a offert son bout de papier. Je l’ai caché dans ma boite en carton secrète. Quand j’ai été assez grande…

Palimpseste : Après 7 ans donc ?

Ilna : J’ai lu le message à ma sœur.

Tous : « Rappelle-toi d’où tu viens ! »

Palimpseste : Mais c’était pas possible. Je n’ai jamais rien su de mes vrais parents.

Ilna : On a posé des questions, essayé de savoir

Palimpseste : Personne ne savait.

Le père, de son fauteuil : de toute façon, elle est Trop Petite pour comprendre.

La mère : On lui expliquera plus tard, quand elle sera Assez Grande.

Palimpseste : Alors j’ai cherché ailleurs

Ilna : Dans sa mémoire

Palimpseste : Dans mes rêves

Ilna : Dans ses cellules

La mère : Dans son ADN

Palimpseste : Dans les paumes de mes mains

Ilna : Dans le sourire des étrangers

Le père : Dans la voix de sa mère

Palimpseste : Dans les astres

La mère : Dans les yeux de son père

Les parents s’embrassent langoureusement. Palimpseste les regarde, dégoutée.

Palimpseste : Je n’ai rien trouvé. Alors j’ai appelé mon animal totem. Il ne vient pas toujours. Mais cette nuit il est venu. Il avait l’air inquiet, il cherchait, murmurait quelque chose

Tous : Ô temps ! Suspends ton vol*

Palimpseste : Depuis, tout est un peu bizarre. (Elle surveille ses parents qui s’embrassent toujours du coin de l’œil)

Ilna : mon réveil n’a pas sonné.

La mère : Je ne suis plus moi-même.

Le père : La cafetière s’est arrêtée.

La mère : les heures n’avancent plus.

Tous : Le temps est suspendu…

Palimpseste : Je crois que c’est de ma faute. A cause de ce que j’ai dit tout à l’heure. Si tout s’était déroulé normalement, aujourd’hui, j’aurai dû avoir 7 ans. Devenir Assez Grande. Avoir des réponses à mes questions. Découvrir d’où je viens. Mais je ne suis pas prête.
Et si je venais d’une autre planète ? D’un autre monde ? Un monde dans lequel on me renverra dès que je serai Assez Grande ?

Ilna : Je les en empêcherai ma petite peste. (Elle fouille dans sa boite en carton secrète, en sort deux paquets) Tiens, c’est pour toi. Je les ai gardés pour quand tu serais Assez Grande.

Palimpseste : C’est maintenant ?

Ilna acquiesce.

Palimpseste : Qu’est-ce que c’est ?

Ilna : Une porte.

Palimpseste : Pour aller où ?

Ilna : Ailleurs. Vers un autre monde. Plus vaste, plus libre. Un monde pour les filles comme toi.

Palimpseste : Et ça ?

Ilna : Une lampe, pour éclairer ton chemin. Viens. Elle entraine sa sœur.

Palimpseste : Où ça ?

Ilna : Sur le toit.

Les deux sœurs installent la porte sur le toit, restent assises un moment en silence. Puis Palimpseste se lève, serre sa sœur dans ses bras, ouvre la porte.

Palimpseste : Je saurai d’où je viens ?

Ilna : Peut-être.

Palimpseste : « O temps suspends ton vol. » Elle franchit la porte.

Le temps reprend son cours

Ilna : Tu reviendras ?

Mais Palimpseste ne répond pas, elle est déjà loin.

Ilna retourne dans sa chambre. Palimpseste est profondément endormie. Elle la secoue.

Ilna : Ma petite peste ? debout c’est l’heure, le grand jour, tes 7 ans…

*Extrait de du poème Le Lac de Lamartine
FIN


Natalie Rafal est auteure, actrice et artiste associée à la Cie les Chants de Lames. Ses pièces s’adressent tant au jeune qu’au tout public. Il y est question de quête, de voyage initiatique, de transformation, de résilience. Natalie croit à la force de la poésie, de la légèreté, de la fantaisie et de l’humour comme possibilité de transformation et de réenchantement massif du monde.

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